On désigne ainsi la tendance à rejeter une évidence nouvelle parce qu’elle contredit un paradigme scientifique bien établi. Ce biais cognitif se rapproche donc de celui d’ancrage, sauf qu’il ne concerne que le milieu scientifique. Certains pensent même que le réflexe Semmelweis correspond au fonctionnement « normal » du milieu scientifique, où toute nouvelle connaissance a d’abord tendance à être rejetée par ceux qui y détiennent les positions dominantes.
Ignace Philippe Semmelweis (1818-1865) était un médecin obstétricien hongrois, qui, à un moment de sa carrière, l’intéressa à la cause originelle de décès par fièvre puerpérale de nombreuses accouchées. En cette occasion, il découvrit toute l’importance de pratiquer une hygiène stricte en obstétrique. Il montra notamment que, si à l’Hôpital général de Vienne, où il exerçait et où l’on pratiquait aussi la recherche par dissection de cadavres, les cas de fièvre puerpérale étaient plus nombreux que dans d’autres établissements, la cause en était que les obstétriciens ne se lavaient pas systématiquement les mains entre les deux lieux d’exercice de leur profession, la morgue et la salle d’accouchement. Malgré les solides preuves qu’apporta Semmelweis à sa théorie, ses collègues, ancrés dans les croyances médicales de leur époque (la théorie des quatre humeurs) et peu disposés à accepter l’idée qu’ils puissent être eux-mêmes la cause de la mort des parturientes dont ils avaient la charge, refusèrent longtemps d’y adhérer. Le médecin hongrois mit donc de longues années à convaincre le milieu médical de la justesse de ses vues. Des milliers de femmes continuérent chaque année de mourir en couches, et ce jusqu’à ce que les obstétriciens acceptassent de changer leurs pratiques et que le protocole prophylactique du lavage de mains ne finisse par s’imposer dans les maternités.
Cet épisode historique, dont le principal protagoniste a donné son nom au biais, montre bien qu’une nouvelle connaissance, même si elle solidement corroborée et qu’elle réduit considérablement un risque, peut avoir du mal à s’imposer. Elle se heurte souvent au conservatisme qui, paradoxalement, semble inhérent au milieu scientifique. Ce phénomène n’est pas sans rappeler la théorie des révolutions scientifiques de Thomas Kuhn[1], puisque selon le philosophe des sciences, quand surgit un nouveau paradigme dans un champ de recherche, il rencontre systématiquement une résistance chez ceux qui détiennent les positions dominantes et les avantages y afférant. Et ce même si ce nouveau paradigme permet mieux que l’ancien de répondre à toute une série de questions en suspens. Pour qui a adhéré tout au long de sa carrière à un paradigme, auquel il doit de plus son pouvoir et son prestige, il est difficile de le lâcher pour un autre. Abandonner ce à quoi l’on croyait jusque-là c’est non seulement se plonger dans l’inconfort cognitif, mais aussi presqu’à coup sûr devoir renoncer aux positions et avantages acquis. Cela oblige à entrer dans une nouvelle compétition, dont on n’est pas sûr de sortir parmi les vainqueurs.
[1] Thomas Kuhn, 2008 [1962 et 1970], La structure des révolutions scientifiques, Paris, Champs Flammarion.