Les notions d’euphémisation et de déni d’un risque sont bien-sûr liées à la façon dont il est perçu par l’individu ou le groupe social considéré. On peut en effet voir toute perception de risque comme située le long d’un continuum, où le déni total de son existence constituerait l’un des pôles et la peur irraisonnée et phobique l’autre (voir Fig.1). Ces deux pôles constituent bien-sûr des cas extrêmes d’appréhension biaisée d’un risque, la perception commune se situant le plus souvent entre les deux. Avec une tendance à l’euphémisation quand on se rapproche du côté pôle « déni » et à la surestimation quand on se rapproche du pôle « peur phobique ».
Le biais de perception peut toucher principalement soit la probabilité de survenue de l’événement, soit ses dommages potentiels, soit les deux à la fois. Si on estime qu’un événement n’a aucune chance de se produire, peu importe les dommages qu’il causerait, on se trouve dans une situation de déni du risque. Le cas est à peu près le même quand on considère que l’événement est possible, voire probable, mais que les dommages qu’il engendrerait seraient nuls ou totalement négligeables. Le déni atteint bien-sûr une forme encore plus parfaite quand on estime que l’événement n’a aucune chance de se produire, et qu’en plus, le cas advenant quand même, aucun dommage significatif ne serait à déplorer.
L’euphémisation et sa forme extrême qu’est le déni du risque peuvent avoir plusieurs causes. Le fait que les capacités perceptives et cognitives des êtres humains soient limitées en constitue la première.
Les éléments qui révèlent la présence d’un risque ne sont en effet pas tous perceptibles de la même façon par nos sens, et on a tendance à sous-estimer les risques qui ne sont pas accompagnés de signes visuels, auditifs ou olfactifs. A la différence des autres types de pollutions atmosphériques accompagnées de poussières, fumées et autres signes que l’œil et le nez peuvent discerner directement, la radioactivité, non détectable en l’absence d’instrumentation spécifique, passe inaperçue. On a alors tendance à s’inquiéter plus des conséquences sanitaires des pollutions atmosphériques « classiques » que d’éventuelles pollutions nucléaires.
Néanmoins, même quand il est accompagné de signes apparents, le traitement par notre cerveau de ce que nos sens lui transmettent s’accompagne de biais. Ces biais cognitifs*, qui peuvent être d’optimisme*, de disponibilité*, d’ancrage* et de bien d’autres types encore, peuvent amener l’individu à sous-estimer ou surestimer les risques auxquels il est soumis.
Au-delà de ces raisons que l’on peut qualifier de cognitives, l’individu peut posséder « de bonnes raisons » (Boudon[1]) de mal percevoir les risques, de les amenuiser mentalement jusqu’à les faire disparaitre dans certains cas. La dissonance cognitive* constitue une bonne grille théorique pour tenter de comprendre le phénomène. Confrontés à une situation où ils ont intérêt à choisir un comportement social, une profession, un lieu de résidence, etc. qui présente d’un côté des avantages et aménités très recherchés et de l’autre des risques non négligeables, les individus ou groupes humains ont tout intérêt à minimiser – de manière essentiellement non consciente – les seconds et à amplifier les premiers. C’est la seule façon d’éviter de se placer dans l’inconfortable situation de dissonance cognitive.
Lorsque l’on examine certains comportements d’individus ou de groupes sociaux, on constate qu’ils ne prennent pas pleinement en compte les risques que la situation comporte, que la décision prise est la preuve de l’euphémisation ou du déni de ceux-ci. Et si les risques sont négligés, c’est le plus souvent pour préserver des intérêts auxquels ces individus ou groupes tiennent particulièrement. Intérêts qui peuvent bien-sûr être économiques, mais aussi psychologiques, comportementaux ou de tout autre nature. Reconnaître les risques, pour soi mais aussi pour les autres, d’une activité professionnelle dont on tire un revenu confortable, d’une pratique qui procure du plaisir ou d’un lieu d’habitation particulièrement plaisant est difficile. Le choix est alors soit de nier ou euphémiser ces risques soit de perdre un avantage important : le revenu plutôt confortable du travailleur du nucléaire (Zonabend[2], 1989), le plaisir éprouvé par le conducteur lorsqu’il roule vite, les aménités apportées par la mer pour qui réside sur le littoral, etc.
[1] Dans le modèle rationnel général (MRG]) que défend Raymond Boudon, « l’acteur doit être considéré en principe comme ayant des raisons fortes de faire ce qu’il fait et de croire ce qu’il croit : tout ADACC [action, décision, attitude, comportement, croyance, etc.] est le fruit de raisons. Mais c’est dans certains cas et dans certains cas seulement que ces raisons concernent les conséquences de l’action, que l’acteur considère particulièrement celles qui le concernent dans ses intérêts, ou, plus restrictivement encore, qu’il peut tenter de soumettre ces conséquences à un calcul coût-avantage. Dans d’autres cas, les raisons de l’acteur sont de caractère cognitif (comme lorsqu’il accepte une théorie qui ne le concerne pas dans ses intérêts mais qui lui paraît juste) ou axioloique (comme lorsqu’il approuve une action qui ne le concerne pas dans ses intérêts, mais qui obéit à des principes qu’il approuve). (Raymond Boudon, 2003, Raison, bonnes raisons, Paris, Puf, p.50).
[2] Françoise Zonabend, 1989, La presqu’île au nucléaire, Paris, Odile Jacob.