L’enjeu est, comme son nom l’indique, ce qui est « en jeu » face à un risque ; c’est-à-dire ce qui peut être perdu ou endommagé lors de la survenue d’un événement destructeur. Tout ce qui, dans une société donnée et à un moment donné, se voit attribuer une valeur économique ou d’autre nature constitue donc un enjeu. Ainsi, dans le monde occidental contemporain, les personnes, les animaux, les habitations, les infrastructures de transport, les monuments historiques, les paysages et tous les autres artefacts ou éléments de nature auxquels la société ou une partie significative de celle-ci attribue une valeur constituent des enjeux. Des événements comme un incendie urbain, le déversement accidentel de produits toxiques dans une rivière ou le surgissement d’un tsunami sur vont occasionner des dommages dans des contextes et sur des enjeux très différents.
Les enjeux n’ont pas obligatoirement une existence physique. Certains éléments non matériels peuvent entrer dans la catégorie des enjeux : la santé psychique des individus confrontés à une catastrophe, une langue qui n’a plus que quelques locuteurs et peut disparaître, des savoir-faire marginalisés par des techniques plus rentables, etc. Si l’endommagement ou la destruction de ces entités est socialement perçue comme une perte, alors elles constituent des enjeux.
En effet, ce qui constitue ou pas un enjeu est une question éminemment sociale, et à laquelle la réponse varie d’une société à une autre. La qualification d’enjeu est tributaire à la fois de ce à quoi la société attache de l’importance et de son niveau de développement et de richesse. Ainsi, dans les sociétés développées contemporaines, la santé psychique des individus est-elle constituée en enjeu reconnu, ce qui n’était pas le cas avant la seconde moitié du XXe siècle et ne l’est toujours pas dans nombre de pays en développement. En France, aujourd’hui, il n’est pas nécessaire d’avoir été atteint dans sa chair lors d’un attentat ou de tout autre événement violent pour en être considéré comme une victime. Avoir subi un choc psychologique suffit pour bénéficier de soins, être pris en charge par les autorités, voire obtenir une indemnisation. Celle-ci, de source publique ou assurantielle privée, se veut une compensation des dommages subis.
Des conflits peuvent d’ailleurs surgir entre des groupes sociaux qui ne partagent pas la même vision du monde et ne considèrent pas les mêmes enjeux comme importants voire cruciaux. Ainsi, la construction du Dakota Access Pipeline par la compagnie Energy Transfer Partners s’est heurtée, en 2017 et 2018, à l’opposition des Sioux Lakota et de nombreuses autres tribus d’Amérindiens. Le pipeline, long de 1.900 kilomètres et construit pour transporter 570.00 barils de pétrole par jour du Dakota du Nord à l’Illinois, traverse en effet des sites sacrés pour les populations autochtones. Ce qui n’apparaissait aucunement comme un enjeu à la compagnie pétrolière texane et à l’administration de Donald Trump en était un, de plus important, pour les populations autochtones. Dans les cultures amérindiennes, les rapports à la terre, aux sépultures des ancêtres et au sacré sont en effet très différents de ceux que l’on peut avoir dans la culture « occidentale ».
De la même façon, ce n’est que progressivement que les éléments de nature, qu’ils aient une utilité immédiate et directe pour l’homme ou pas, ont été reconnus comme de véritables enjeux et se sont vus attribuer une valeur croissante. La banquise, les forêts, les océans, les divers espaces de biodiversité sont aujourd’hui dotés d’une valeur qui n’est que partiellement liée aux services écosystémiques qu’ils rendent, et le maintien de leur existence est considérée comme un bien en soi. Ainsi, il existe un consensus de plus en plus large pour considérer que telle espèce d’insecte, de batracien, de plante ou de tout autre organisme vivant, même si elle n’est connue que de quelques spécialistes, représente une richesse, un enjeu pour l’ensemble de l’Humanité et que sa perte serait dommageable. Rendent compte de cette évolution de l’opinion publique sur les enjeux naturels des conventions internationales comme celle de Washington (Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction – Convention on International Trade of Endangered Species). Signée le 3 mars 1973 et rassemblant aujourd’hui près de 200 pays, elle protège 5.800 espèces animales et 30.000 espèces végétales de la surexploitation en vue d’alimenter le commerce international.
Aussi, contrairement à ce que l’on a longtemps avancé lorsque l’on définissait le risque, il n’existe pas uniquement dans les lieux où les populations humaines sont installées et potentiellement en danger. Il est au contraire présent partout où il y a des entités – vivantes, minérales ou même culturelles et non matérielles – auxquelles les hommes attachent une valeur, qu’ils en aient ou pas un usage direct. Donc, si on peut considérer qu’il existe sur la terre des lieux où les risques sont moindres, il n’en existe où ils seraient totalement absents[1].
|
Encadré 1. Un nouvel enjeu : le préjudice affectif La justice française reconnaît le « préjudice affectif » Moins de cinq ans après la disparition de Michael Jackson, des fans de l’artiste ont obtenu réparation de sa mort par la condamnation prononcée par le tribunal de grande instance de Bordeaux, mardi 11 février. Le médecin du « roi de la pop », Conrad Murray, a été condamné à verser un euro symbolique de dommages et intérêts au titre de « préjudice d’affection » causé par la mort du chanteur. Conrad Murray était poursuivi par un groupe de trente-quatre personnes, représentées par cinq requérants au tribunal. Le juge a estimé que ces cinq personnes, originaires de Suisse, de Belgique, de Gironde, du Pas-de-Calais, avaient apporté la preuve de « l’affliction » dont elles avaient fait l’objet. Des preuves apportées « à l’aide de témoignages, voire de certificats médicaux », a détaillé l’avocat des parties civiles, Me Emmanuel Ludot. Aux Etats-Unis, le docteur Murray a été condamné à quatre ans de prison pour homicide involontaire de la star. Le Monde avec AFP et Reuters Cet article publié par le quotidien Le Monde le 11 février 2014 montre bien que les dommages psychiques que peuvent subir les individus sont de plus en plus pris en compte par la société. Le 25 juin 2009, c’est l’affection que des fans avaient investie sur Mickael Jackson qui a été « endommagée », lorsque, suite à une injection de propofol par le docteur Conrad Murray, leur idole est décédée. Et le tribunal de grande instance de Bordeaux, le 11 février 2014, a reconnu ce « préjudice d’affection » et condamné le médecin de la star à verser un euro symbolique de dommages et intérêts aux cinq fans de Mickael Jackson qui avaient porté l’affaire en justice. |
[1] Si le point Nemo a été choisi pour servir de cimetière aux engins spatiaux qui ont terminé leur mission, c’est qu’il constitue le « pôle d’inaccessibilité océanique de la Terre », c’est-à-dire la zone océanique la plus éloignés de toute terre émergée. A plus de 2.500 kilomètres de l’antarctique et 3.500 de la Nouvelle-Zélande, la zone est celle qui présente le moins d’enjeux humains et naturels. Les engins désorbités par les agences spatiales qui les ont lancés peuvent s’y écraser et s’immerger à quatre kilomètres de profondeur en épargnant le plus possible non seulement les hommes mais aussi la faune, très peu développée dans cette zone puisque quasiment dépourvue de courants océaniques qui y apporteraient des nutriments.