Prométhée est un personnage de la mythologie grecque. Fils de titan, il a été, avec son frère Epiméthée, chargé par Zeus d’implanter la vie sur terre. Mais Epiméthée convainc Prométhée de le laisser agir seul et créer l’ensemble des êtres vivants. Il répartit les aptitudes nécessaires à leur existence sur terre, distribuant aux uns la force et aux autres la ruse et différentes capacités de se défendre. Et pour se protéger du froid, certains sont couverts de plumes, les autres de poils. Arrivé aux humains, Epiméthée constate qu’il ne lui reste plus rien à donner. Il appelle alors son frère à la rescousse, et Prométhée, touché par la condition des hommes, qu’il voit nus et sans défense, inaptes à survivre dans un monde sauvage, décide de les aider. Il leur attribue la position debout, comparable à celle des dieux, et leur transmet la connaissance, qu’il a lui-même reçue d’Athéna, la déesse de la sagesse. Il leur fait également don du feu, dérobé aux dieux avec la complicité de la même Athéna. C’est d’ailleurs suite à ce vol que Zeus, contre lequel Prométhée s’est déjà plusieurs fois rebellé, se met en colère et le fait enchainer nu à un rocher, dans les montagnes du Caucase. Chaque jour un aigle vient lui dévorer le foie, qui repousse la nuit.
En référence à ce personnage de la mythologie grecque, l’adjectif prométhéen qualifie aujourd’hui le goût de l’effort, la capacité à se surpasser, mais aussi et surtout la volonté de maîtriser les forces de la nature grâce aux sciences et aux techniques. Le terme a donc aujourd’hui une connotation essentiellement négative. Dans un contexte de changement climatique, d’extinction de nombreuses espèces végétales et animales et de pollution massive des terres, de l’air et des eaux, beaucoup – notamment dans la mouvance écologique – considèrent que les humains, en poursuivant leur utopie prométhéenne d’asservissement de la nature à leurs désirs sans limites, ont abîmé leur environnement et hypothéqué l’avenir de nombreuses espèces, y compris la leur. Ils ont joué aux apprentis sorciers.
Néanmoins, certains, que l’on peut qualifier de technophiles[1], continuent de croire que ce n’est pas parce que les humains ont incontestablement abîmé la planète qu’ils habitent qu’ils doivent pour autant abandonner la volonté d’innover et se détourner de toute idée de croissance[2]. Au contraire, pour ces nouveaux prométhéens, c’est l’accumulation de connaissances et l’augmentation de la maîtrise technique qui constuent déjà et constitueront encore plus demain le principal moyen de réparer les erreurs du passé et de faire qu’advienne un avenir meilleur. La dégradation de l’état de la planète leur semble moins le résultat d’un excès de savoir scientifique et de capacités techniques que celui de leur mauvaise utilisation. Il serait donc sage de continuer de les développer.
Il faut souligner que même si le prométhéisme est le plus souvent et fort justement associé au capitalisme et à l’esprit productiviste et consumériste qui l’accompagne, il peut l‘être tout autant au socialisme scientifique initié au XIXe siècle par Marx et Engels (voir encadré). Dans un passage souvent peu cité et peu commenté du Principe responsabilité, Hans Jonas (1995) qualifie l’utopie de Marx d’« eschatologie sécularisée du nouvel Adam » (p. 237) et en montre tout l’aspect prométhéen. Pour le philosophe et historien allemand, le projet marxiste se fonde sur l’idée que les humains, après un long parcours historique et grâce au progrès technique et au développement de la base matérielle (l’action des hommes sur la nature en vue de satisfaire leurs besoins matériels), posséderont les moyens nécessaires à la création d’une société à la fois égalitaire et d’abondance : le communisme. Cette idée d’abondance, intimement liée à celle du prométhéisme, est au cœur de ce mode de production auquel aspirerait l’humanité selon Marx ; c’est même elle qui permet de le distinguer du communisme primitif. Condition initiale de l’ensemble de l’humanité, ce dernier possédait certes en commun avec son lointain succésseur le fait d’être dépourvu de classes sociales, mais était une société de pénurie, de simple survie. Il lui manquait l’abondance, que la révolution prolétarienne issue des contradictions internes au capitalisme doit apporter à l’humanité.
| Dans son article « Prométhéisme et anti-prométhéisme », Michel Niqueux (2016)[3] montre, citations à l’appui, que Marx, Trotski, Staline, Ktroutchev et autres penseurs et acteurs du communisme développaient une pensée du changement économique et social sans conteste prométhéenne. Il voit d’ailleurs en l’écrivain soviétique Maxime Gorki « le prométhéen le plus typique », celui qui a associé refus du christianisme, anthropocentrisme et prométhéisme : « Ce n’est pas du Christ, ni d’Abel dont les gens ont besoin, il leur faut Prométhée, l’Antéchist » écrivait-il [4]. Trotski n’était pas en reste, puisqu’il voyait en l’homme socialiste celui qui, un jour, « maîtrisera la nature entière, y compris ses faisans et ses esturgeons [allusion à Kliouïev], au moyen de la machine [, …] désignera les lieux où les montagnes doivent être abattues, changera le cours des rivières et emprisonnera les océans »[5]. Même la biologie et la reproduction humaine feront selon Trotski l’objet de son désir de transformer le monde pour le rendre plus hamonieux : « Le genre humain, qui a cessé de ramper devant Dieu, le Tsar et le Capital, devrait-il capituler devant les lois obscures de l’hérédité et de la sélection sexuelle aveugle ? […] L’homme s’efforcera de […] diriger sa volonté dans les ténèbres de l’inconscient. Par là, il se haussera à un niveau plus élevé et créera un type biologique et social supérieur, un surhomme, si vous voulez. »[6] Kroutchev, successeur d’un Staline ayant éliminé Trotsky mais tout aussi prométhéen que lui, maintiendra l’URSS sur la voie du développement économique volontariste. En 1961, conforté dans son ambition par la conquête des terres vierges qu’il avait lancée dès 1954 et par l’exploration du cosmos amorcée par le programme Spoutnik et le vol de Youri Gagarine, il estime que, pour l’essentiel, la société communiste, dans ses dimensions conjointes d’égalité et d’abondance, sera en place d’ici vingt ans. C’est également dans les années 60, avec cette même ambition donnée à l’URSS de rattrapper son retard sur les Etats-Unis, que le pouvoir soviétique décida d’intensifier les cultures irriguées du coton et du riz, commencée dès 1918, faisant perdre à la mer d’Aral les trois quarts de sa surface originelle. Ce prométhéisme soviétique a un autre symbole : Dzerjinsk, dans l’oblast de Nijni Novgorod. Cette ville, nommée ainsi en l’honneur du fondateur de la Tchéka, Félix Dzerjinski, est devenue au fil des décennies un des hauts lieux de la chimie industrielle russe ; elle est aujourd’hui considérée comme une des zones les plus polluées au monde. Longtemps lieu privilégié de fabrication des armes chimiques soviétiques, le territoire de Dzerjinsk possède un sol et des eaux encore fortement pollués par l’ypérite, le sarin, le cyanure d’hydrogène et autres substances chimiques particulièrement nocives pour la santé humaine et animale. Et si sa situation s’est quelque peu améliorée depuis les années 1980, la cause principale en est moins l’action des autorités publiques que la faillite de plusieurs entreprises chimiques qui n’ont pas su s’adapter face à l’ouverture des frontière et à la mondialisation de l’économie |
[1] Dans le langage des biais de perception, on appelle « biais pro-innovation » (pro-innovation bias) cette tendance optimiste à voir les inventions et innovations d’abord et avant tout comme porteuses de bienfaits pour la société et à en négliger les aspects nocifs et les faiblesses.
[2] Pour John S. Dryzek, Robert E. Goodin, Aviezer Tucker, Bernard Reber (Promethean Elites Encounter Precautionary Publics. The Case of GM Foods, Science, Technology & Human Values, 2008, vol. 34 issue 3, pp. 263-288), qui ont étudié les débats autour de la question des OGM dans plusieurs pays, les élites politiques et économiques seraient plutôt prométhéennes, alors que les citoyens « ordinaires » auraient une tendance beaucoup plus précautionniste. C’est ce décalage de positions qui conduirait à ce que les résolutions marquées par la prudence et demandes d’interdiction et restriction d’usage de certains produits émanant des conférences citoyennes et autres instances de concertation se heurtent aux réticences des pouvoirs politiques, même quand ce sont eux qui sont à l’origine du débat public. Les difficultés à traduire dans le droit français les préconisations faites par les cent-cinquante citoyens de la conférence citoyenne pour le climat (octobre 2019-juin 2020), pourtant initiée par le président de la République, en constitue un parfait exemple.
[3] Cité par Michel Niqueux, 2016, « Prométhéisme et anti-prométhéisme », in La fabrique de l’homme nouveau après Staline : Les arts et la culture dans le projet soviétique, Rennes, Presses universitaires de Rennes. DOI : https://doi.org/10.4000/books.pur.46114.
[4] Gor’kij M., Polnoe sobranie sočinenij v 25 tomax, t. 21, p. 446 ; cité par Michel Niqueux (2016).
[5] Léon Trotsky, Littérature et révolution, Paris, Julliard, 1964, p. 214, p. 217, cité par Michel Niqueux (2016).
Ceci n’est pas sans évoquer les tâches que Charles Fourier attribue aux « armées pacifiques » de l’Harmonie : construire des ponts, exploiter des mines, défricher les steppes d’Amérique du Sud, reboiser le grand désert Sahara, etc.
[6] Pour ce qui est de la maitrise de la génétique humaine, Trotski rejoint ici une tendance ancienne de la pensée utopique, puisqu’au début du VXIIe siècle, dans La Cité du soleil (1602), le philosophe calabrais Tommaso Campanella préconisait déjà, pour rééquilibrer qualités et défauts chez les hulains, d’unir « les grasses avec les maigres, et les maigrelettes avec les gros » (C. Mercadante, 2008, Le temps du rituel dans La Cité du Soleil de Tommaso Campanella, Cahiers d’études romanes, 18, p.101-116).