Liberté et sécurité constituent la plupart du temps des aspirations contradictoires dans leurs conséquences. Pour les individus comme pour les sociétés, progresser en matière de sécurité implique presque toujours de renoncer à une part de liberté. Et inversement. Ainsi, rouler en plus grande sécurité sur les routes, y courir un moindre risque d’accident se paye essentiellement par le renoncement de la part du conducteur à une partie de ses libertés. Pour passer d’environ 15.000 morts annuels en France au milieu des années 70 à environ 3.000 aujourd’hui, il a fallu imposer de plus en plus de normes de comportement et pratiquer, sur les véhicule et les conducteurs, des contrôles plus sévères et plus fréquents. Attacher sa ceinture, limiter sa vitesse, s’abstenir de boire ou de consommer des stupéfiants avant de prendre le volant, ces contraintes supplémentaires imposées aux conducteurs ont constitué le prix à payer pour que le nombre de morts et blessés sur la route diminue de manière importante. Et la route n’est pas le seul cas où s’effectuent des arbitrages entre sécurité et liberté, on pourrait multiplier à l’envie les exemples dans d’autres domaines : le sanitaire (manger moins de mets plaisants mais trop gras et trop sucrés pour améliorer notre santé), le civil (accepter plus de contrôles dans les aéroports et autres espaces pour être moins exposé aux risques d’attentat), le social (restreindre sa liberté de dépenser son revenu présent et verser des cotisations sociales pour sécuriser son avenir) ou même le sexuel (prendre des précautions et diminuer son plaisir pour éviter d’être contaminé par une MST).

Bien-sûr il n’existe a priori pas d’équilibre optimum entre sécurité et liberté et les opinions à ce sujet peuvent être divergentes. Les « riscophobes » auront tendance à penser que l’objectif de réduction des risques justifie presque toutes les restrictions de liberté, alors que d’autres, sans être forcément « riscophiles », préféreront s’accommoder de niveaux d’insécurité plutôt élevés pour éviter les aspects liberticides d’une chasse aux risques volontiers perçue comme excessive. Les partisans de l’économie libérale veulent plus de liberté d’entreprendre et moins de protection sociale et réglementaire, et certains conducteurs préfèrent moins de contraintes et de contrôles sur les routes, même s’ils sont ainsi soumis à un risque d’accident plus élevé. En revanche, les syndicats de salariés défendront l’idée d’une forte protection des individus face au chômage et à la pauvreté, au prix de cotisations sociales élevées, et les associations de lutte contre la violence routière plaideront pour une sécurité maximum sur la route, qui passe obligatoirement par le renforcement de la réglementation, des contrôles plus fréquents et des sanctions plus lourdes en cas de faute.

Il n’existe pas, en matière de risque, de domaine où l’on pourrait voir progresser en même temps la sécurité et la liberté. La crise sanitaire de la COvid-19 a récemment mis en évidence le même dilemme pour ses gestionnaires, les mêmes tensions entre celles et ceux qui focalisent sur la sécurité et celles et ceux qui focalisent sur la liberté, que pour n’importe quel autre risque. Il y a eu d’un côté les partisans de restrictions importantes des déplacements et contacts, seul moyen selon eux de maîtriser l’expansion de la pandémie, et de l’autre ceux qui, sans fondamentalement remettre en cause le confinement et les mesures barrières, ont considéré que la manière dont ils ont été imposés à la population était trop autoritaire, pas assez respectueuses des libertés individuelles. La protection contre la maladie méritait-elle que l’on revienne sur certains éléments de fonctionnement démocratique de la société ? Peut-on assigner l’individu à résidence, même si c’est à son propre domicile, pour empêcher une maladie de se répandre ? Voici le genre de questions que se sont posé celles et ceux qui étaient plus attachés à la liberté qu’à la sécurité.

Notons que la tension entre sécurité et liberté existe aussi dans le domaine de la communication et de l’échange d’opinions. Défendre l’usage d’une liberté d’expression sans restriction, comme cela a par exemple été le cas dans la première période d’internet, c’est accepter certains risques : essentiellement celui que le public soit désinformé, abreuvé de fake news, et des individus calomniés. A l’inverse, protéger les citoyens de ces risques oblige à restreindre la liberté d’expression sur les différents réseaux sociaux.

La fable de La Fontaine Le chien et le loup constitue une belle illustration littéraire des arbitrages entre liberté et sécurité auxquels nous sommes soumis tout au long de notre vie. Quand le loup rencontre le chien, il est affamé et se laisse, dans un premier temps, séduire par les paroles de l’animal domestique, gras et portant beau. Mais lorsqu’il comprend que cette opulence se paye du prix de la servitude et d’un abandon de sa liberté d’aller et venir, le loup est soudain effrayé. Il décline l’offre de suivre le chien chez son maître et s’enfuit. Mieux vaut l’incertitude et les risques de la vie sauvage que la sécurité apportée par une vie de sujétion et de contraintes.
Dans les sociétés occidentales d’après-guerre, l’installation d’un Etat Providence doublée d’une forte croissance économique a permis de réaliser cet arbitrage à un niveau jamais atteint jusque-là, conciliant haut niveau de liberté et haut niveau de protection. La crise des années 70 et le retour en puissance des idées libérales dans les années 80 ont contribué à changer la donne. Depuis, dans les sociétés occidentales, les libertés économiques ont souvent été favorisées au détriment du maintien d’une protection sociale élevée.

Jean de La Fontaine, Le loup et le chien, Livre I, fable V.

Un Loup n’avait que les os et la peau, Tant les chiens faisaient bonne garde. Ce Loup rencontre un Dogue aussi puissant que beau, Gras, poli, qui s’était fourvoyé par mégarde. L’attaquer, le mettre en quartiers, Sire Loup l’eût fait volontiers ; Mais il fallait livrer bataille, Et le Mâtin était de taille À se défendre hardiment. Le Loup donc l’aborde humblement, Entre en propos, et lui fait compliment Sur son embonpoint, qu’il admire. « Il ne tiendra qu’à vous beau sire, D’être aussi gras que moi, lui repartit le Chien. Quittez les bois, vous ferez bien : Vos pareils y sont misérables, Cancres, hères, et pauvres diables, Dont la condition est de mourir de faim. Car quoi ? rien d’assuré : point de franche lippée ; Tout à la pointe de l’épée. Suivez-moi : vous aurez un bien meilleur destin. »

Le Loup reprit : « Que me faudra-t-il faire ? – Presque rien, dit le Chien, donner la chasse aux gens Portants bâtons, et mendiants ; Flatter ceux du logis, à son Maître complaire : Moyennant quoi votre salaire Sera force reliefs de toutes les façons : Os de poulets, os de pigeons, Sans parler de mainte caresse. » Le Loup déjà se forge une félicité Qui le fait pleurer de tendresse. Chemin faisant, il vit le col du Chien pelé. « Qu’est-ce là ? lui dit-il. – Rien. – Quoi ? rien ? – Peu de chose. – Mais encore ? – Le collier dont je suis attaché De ce que vous voyez est peut-être la cause. – Attaché ? dit le Loup : vous ne courez donc pas Où vous voulez ? – Pas toujours ; mais qu’importe ? – Il importe si bien, que de tous vos repas Je ne veux en aucune sorte, Et ne voudrais pas même à ce prix un trésor. » Cela dit, maître Loup s’enfuit, et court encor.